Dossier
Identités sociopolitiques dans les discours latino-américains
Yeny Serrano
Université de Strasbourg / LISEC
Eglantine Samouth
Université de la Réunion / DIRE
Ce dossier rassemble une sélection des communications présentées lors de la troisième journée d’étude de l’association ADAL (Analyse des discours de l’Amérique latine), qui portait sur la question des identités sociopolitiques. Il s’agit donc de s’interroger, à travers les textes présentés ici, sur la manière dont les identités collectives (nationales, ethniques, de genre, sociales, politiques, etc.) se manifestent et se construisent dans les discours politiques et médiatiques d’Amérique latine.
Le concept d’identité est un concept assez récent : Jean-Claude Kaufmann (2006) situe sa diffusion dans les sciences humaines vers le milieu du XXe siècle. C'est peut-être de là que découle son caractère relativement fluctuant : en effet, celui-ci n’a pas réellement fait l'objet de définitions rigoureuses ou unanimes depuis son apparition (Kaufmann, 2006). Comme le souligne le Dictionnaire des sciences humaines, dans les années 1990, la notion d’identité a ainsi servi à désigner toute une série de phénomènes « comme les conflits ethniques ("conflits identitaires"), les statuts et les rôles sociaux ("l’identité masculine", "l’identité au travail"), les cultures de groupe (les "identités nationales" ou "religieuses"), [...] une pathologie mentale (les troubles de l'identité), ou encore [...] l'identité personnelle (quête de soi, le moi...) » (Dortier, 2004). Malgré la diversité des définitions et des approches qui en sont proposées, selon Kaufmann, on peut toutefois définir de façon minimale la notion d’identité comme « l'interrogation, du point de vue de l'individu (ou du groupe), sur sa propre définition ('Qui suis-je?') » (Kaufmann, 2006).
L'identité, c'est donc une prise de conscience de soi, du groupe, mais c'est aussi une quête de sens. Paul Ricœur (1990) met ainsi en évidence le rôle du langage dans la construction identitaire : cette dernière passe notamment, pour lui, par l'activité narrative, par la mise en récit. Le récit permet à l'individu ou au groupe de se présenter à soi-même comme un tout unifié, et ainsi, de construire (ou de reconstruire) son identité.
Par ailleurs, comme le souligne Patrick Charaudeau, l’identité est « une affaire complexe, car elle n’est pas seulement l’affaire de soi, mais aussi l’affaire des autres, ou plus exactement, l’affaire de soi à travers le regard des autres » (Charaudeau 2009a). L’altérité, autrement dit, la question de la relation à l’autre et à l’ailleurs est ainsi au cœur de la notion d’identité (voir, entre autres, Charaudeau 2009a et 2009b, Moirand 2012 et 2015, Cuche 2010). En effet, l’identité d’un individu ou d’un groupe se construit par rapport, ou en opposition, à l’identité de l’Autre. Au niveau discursif, cela peut se manifester notamment à travers la question de l’interdiscours ou de la polyphonie, « le discours autre étant une des formes langagières » de l’altérité (Moirand, 2012). Le discours, étant conçu comme un lieu de circulation interdiscursive, apparaît donc comme un lieu privilégié de configuration de l'identité et de l'altérité.
Cette relation à l’autre apparaît bien dans l’article de Glaucia Lara et Manuella Felicíssimo, qui analysent un spot de prévention de l’homophobie : cette dernière consiste en effet, comme l’indiquent les auteures, en une réaction de peur ou d’intolérance face à l’autre (l’homosexuel). Dans le cas étudié, l’identité se construit non pas en opposition à celle de l’autre, mais plutôt en cherchant à montrer que l’on ressemble à l’autre, que l’on est « comme les autres ». Ce texte nous montre par ailleurs que, malgré la persistance de certains stéréotypes et d’une prédominance du modèle hétéronormé, les représentations liées au genre évoluent et tendent petit à petit à ébranler les normes identitaires et les rôles traditionnellement délimités. Néanmoins, on voit également qu’il y a encore du chemin à parcourir en ce sens, puisque – suite aux pressions de secteurs conservateurs – cette vidéo pédagogique a été interdite par la présidente Dilma Rousseff avant même d’être diffusée.
Cette question de la relation à l’autre est présente également dans la contribution de Morgan Donot (publiée dans le n°109 de la revue Mots), qui s’intéresse à la construction de l’identité nationale argentine autour de la « cause des Malouines » (1). L’auteure montre que si les discours de l’ex-président Carlos Menem se caractérisent par une volonté d’oublier la guerre des Malouines, et ce faisant, de rassembler et de réconcilier tous les Argentins, chez son successeur, Néstor Kirchner, ce désir d’union nationale se construit, paradoxalement, en désignant un autre qui en est exclu : les hauts dignitaires de la dictature militaire, responsables de la guerre des Malouines.
C’est aussi d’identité nationale argentine qu’il s’agit avec l’article de Cristian Palacios, qui nous rappelle que les imaginaires nationaux de l’identité ne se construisent pas uniquement à travers le discours politique, mais également à travers d’autres types de discours, comme les discours humoristiques et comiques (voir la distinction faite par l’auteur entre ces deux termes), qu’il se propose d’analyser ici. L’auteur nous montre ainsi à travers l’exemple de la bande dessinée Inodoro Pereyra (née comme une parodie du genre « gauchesque »), comment son protagoniste devient peu à peu, sous la plume de Roberto Fontanarrosa, un symbole de l’ « Argentin moyen » et dans le même temps, un représentant de l’identité nationale de ce pays.
Quant à Angélica Montes, elle aborde, depuis la philosophie politique, la question de l’identité « ethnique », à travers le cas de la reconnaissance récente d'une identité noire en Colombie. Cette reconnaissance passe notamment par l’apparition, dans les discours officiels, des catégories de « Noir » et d’ « Afro-colombien ». L’auteure s’interroge ainsi sur la pertinence de telles catégories dans un pays métissé comme la Colombie, et ce faisant, sur les paradoxes de cette reconnaissance : que recouvrent donc ces catégories ? A partir de quels critères peut-on être considéré comme « Noir » ou « Afro » ? Dans quelle mesure ces critères s’appuient-ils sur les mêmes éléments que ceux convoqués par les discours racistes de la colonisation ? Si ces catégorisations ont pour effet positif la reconnaissance et l’accès à certains droits, certains effets négatifs sont également constatés. L’auteure analyse ainsi les tenants et les aboutissants de ce qu’elle conceptualise comme « ethnicisation de la race » et « racialisation de l’ethnie ».
Ces contributions, qui explorent la notion d’identité dans plusieurs pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Colombie), depuis diverses approches disciplinaires (analyse du discours, science politique, philosophie) et à travers différents types et genres de discours (textes officiels, allocutions politiques, bande dessinée, spot de prévention), convergent toutes, au-delà de cette diversité, vers un constat commun : celui de l’importance primordiale du langage dans la constitution de l’identité. En effet, comme le démontrent les différents cas traités dans ce dossier, c’est à travers le discours que l’identité de groupe (les Argentins, les homosexuels, les Afrocolombiens) se construit. En ce sens, le discours ne « reflète » pas l’identité, cette dernière ne lui préexiste pas; c’est dans et à travers le discours qu’elle se forme (Samouth, Serrano, 2015).
Références bibliographiques
CHARAUDEAU Patrick, 2009a, « Identité linguistique, identité culturelle : une relation paradoxale », consulté le 7 juin 2016 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications. URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Identite-linguistique-identite.html
CHARAUDEAU Patrick, 2009b, « Identité sociale et identité discursive. Un jeu de miroir fondateur de l’activité langagière », in P. Charaudeau (éd.), Identités sociales et discursives du sujet parlant, Paris, L’Harmattan, p. 15–28.
CUCHE Denys, 2010, La notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, 4ème éd.
DORTIER Jean-François, 2004, Le dictionnaire des sciences humaines, Auxerre, Éditions Sciences humaines.
KAUFMANN Jean-Claude, 2006, « Identité », Dictionnaire des sciences humaines, S. Mesure et P. Savidan (éds.), Paris, PUF, p. 593–595.
MOIRAND Sophie, 2012, « Préface », in Idelson Bernard et Ledegen Gudrun (éds.), Chikungunya : La médiatisation d’une crise. Presse, humour, communication publique, Editions EME, p. 11-21.
MOIRAND Sophie, 2015, « Préface », in Guellil Nahida, Hailon Fred et Richard Arnaud (éds.), Les discours politiques identitaires dans les médias, Paris, L’Harmattan, p. 9-14.
RICŒUR Paul, 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
SAMOUTH Églantine, SERRANO Yeny et Honoré Jean-Paul, 2015, Mots. Les langages du politique, 109, Discours d’Amérique latine. Identités et conflits.
SAMOUTH Églantine, SERRANO Yeny, 2015, « Identités et conflits dans le discours politique latino-américain ». Mots. Les langages du politique, 109, p. 5–19.
Notes
1 Archipel situé au large de l’Argentine et dont la souveraineté est revendiquée par ce pays, bien qu’il appartienne officiellement à la Grande-Bretagne. Ce contentieux a donné lieu, en 1982, à la guerre des Malouines, dont la Grande-Bretagne est sortie victorieuse.
Pour citer cet article
SAMOUTH Églantine, SERRANO Yeny, « Introduction », Dossier électronique ADAL (Analyse des Discours de l’Amérique Latine): “Identités sociopolitiques dans les discours latino-américains”, été 2016, p. 1-3. URL : http://www.adalassociation.org/fr/documentation/108-dossier-identites-sociopolitiques/215-introductionVersion PDF